Quand un labo travaille sur… la fraternité !

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79% des répondants disent vouloir faire du shopping ou parler à des personnes différentes d’eux. Mais beaucoup n’agissent pas par manque de temps et d’opportunités. @DR

Depuis cinq ans, il travaille à comprendre le rapport des Français au troisième pilier de leur devise : la fraternité. Le Labo de la Fraternité, qui regroupe une dizaine d’associations, réalise chaque année un baromètre pour analyser la perception citoyenne de cette notion étroitement liée à l’égalité et à la diversité. De manière appropriée.

Laure Célier, coordinatrice du laboratoire et Tarik Ghezali, membre du collectif et fondateur de La Fabrique du nous, ont répondu aux questions de Marcelle sur les résultats de la dernière édition du baromètre. Un numéro qui nous apprend que le désir de fraternité est fort chez les Français. Encore faut-il que chacun ait les moyens de l’exprimer.

Marcelle : Créé en 2016, le Labo de la Fraternité veut mettre le troisième pilier de la devise sur le devant de la scène. Pourquoi ? La fraternité est-elle une valeur moins bien comprise (et défendue) que ses grandes sœurs liberté et égalité ?

Laure Célier : Il y a en effet beaucoup de choses autour de la liberté et de l’égalité qui sont définies dans un cadre légal et auxquelles des fonds sont dédiés. Pour les fraternités, qui sont un levier d’unité, c’est moins le cas. Il est associé à une connotation plutôt spirituelle. Mais nous sommes convaincus que c’est quelque chose de vivant et de très concret, qui existe partout en France, notamment grâce à de nombreuses associations. C’est sur cela que nous voulons nous concentrer.

Et comment la définissez-vous, cette fraternité ?

Tarik Ghezali : La fraternité est aussi solidarité avec la chaleur humaine. C’est lorsque différentes personnes se rencontrent physiquement, par opposition à la société sans contact prônée à l’époque du covid-19. En France il y a beaucoup de solidarité publique, mais de moins en moins de relations humaines. Notre combat est de remettre l’humanité dans le système de la solidarité. Une association comme La Cloche le fait très bien en recréant une chaleur humaine autour des sans-abri.

C’est souvent dans les crises que la fraternité s’éveille. Lors des premiers confinements à Marseille, on a vu naître L’Après M et de nombreuses mesures proposant des forfaits d’urgence. Idem pendant la guerre en Ukraine. La crise du Gulfest a aussi créé un élan fraternel autour des ronds-points. Des gens qui vivaient seuls dans leur pavillon se rencontraient, et trouvaient un sens, une joie de vivre. L’enjeu est de faire de la fraternité une valeur durable, et pas seulement une valeur de crise.

Le baromètre de la fraternité a cinq ans. Quelles sont les tendances fortes qui s’expriment depuis sa création ?

Laure Célier : On constate une ambivalence dans le cœur des gens, entre l’envie d’aller vers les autres [79% des sondés déclarent vouloir faire du shopping ou parler à différentes personnes, contre 7% en 2019, ndlr], et des difficultés à agir [73% des personnes interrogées estiment qu’on n’est jamais trop prudent face aux autres, contre 62% en 2019, ndlr]. Et curieusement, quand on leur demande ce qui les empêche d’aller vers l’autre, ce n’est pas la peur qui revient en premier, mais le manque d’opportunités (45%), le manque de temps (30%) et l’absence de structures ou des lieux qui provoquent ces moments de rencontres (20% du panel).

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Vous soulignez dans votre étude l’importance de la proximité dans ces occasions de rencontres …

Tarik Ghezali : Oui, de fortes attentes ont été exprimées vis-à-vis des maires des communes. Pour 31% des répondants, il faudrait créer et animer des moments de convivialité entre résidents. Pour 22%, il faudra même favoriser et ouvrir les réunions et rassemblements au plus près des personnes.

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Dans votre dernier baromètre, vous avez choisi pour la première fois d’évaluer le sentiment de solitude des gens. Pourquoi ? Et qu’est-ce que cela nous apprend ?

Laure Célier : Nous n’y avions pas pensé avant. Cependant, la solitude est étroitement liée à la fraternité. La solitude, c’est quand le lien est rompu. En demandant aux gens ce qu’ils ressentaient sur ce sujet, nous avons appris plusieurs leçons.

La première est que les jeunes se sentent plus seuls que les personnes de plus de 65 ans. Il y a un grand fossé générationnel.

La seconde est que le sentiment de solitude est souvent corrélé à une expérience de rejet liée à la classe sociale, à l’origine ou encore à l’orientation sexuelle des personnes. Et paradoxalement, si les jeunes ont le plus d’expériences avec des personnes différentes d’eux, ce sont eux qui avouent le plus avoir déjà rejeté une personne sur la base de tous ces critères discriminatoires. C’est assez troublant, et cela nous rappelle le grand rôle des actions de sensibilisation, de lutte contre les préjugés, notamment par l’éducation du public.

Tarik Ghezali : La Fondation de France dispose également d’un baromètre qui montre une augmentation du sentiment de solitude chez les jeunes, mais aussi chez les personnes âgées. Et pour y faire face, nous pouvons transformer ces deux problèmes en solution grâce à une approche intergénérationnelle. C’est la magie de la fraternité. A Aix-Marseille Métropole, par exemple, l’association Ensemble 2 Générations propose des logements intergénérationnels. A priori, si vous mélangez des groupes cibles aussi différents, cela ne fonctionne pas. Mais si des tiers de confiance le permettent et agissent en tant qu’intermédiaires, cela peut fonctionner.

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Les associations font en effet beaucoup pour faire vivre la fraternité. Mais ne s’agit-il pas dans certains cas de compenser une forme de désengagement des services publics, avec des moyens souvent insuffisants ?

Tarik Ghezali : Nous avons besoin à la fois d’une politique publique de solidarité forte et de citoyens actifs auxquels on donne les moyens de s’exprimer. Prenez Jardins d’Haïti à Marseille, cette maison de retraite générationnelle où se trouvent une crèche et des espaces de coworking. Ce projet est soutenu par les collectivités locales. Le ministre des Solidarités l’a visité et a montré sa volonté de développer ce modèle. La fraternité ne peut pas être une affaire purement civique. D’autant plus qu’il peut être très rentable socialement et financièrement en évitant certains frais.

Par exemple ?

Tarik Ghezali : En termes de logement intergénérationnel, cela peut permettre aux étudiants de vivre presque gratuitement. Autre exemple à Paris : les pompiers sont de plus en plus appelés pour des raisons qui peuvent être résolues par les habitants eux-mêmes, comme l’inconfort ou certains problèmes de voisinage. Ils travaillent donc à développer le lien social entre voisins, pour que plus de choses soient prises en charge par la communauté. Je pense aussi aux Hyper Voisins, qui dans certaines rues du 14e arrondissement de Paris ont permis une intensification des liens entre les gens. Dans ce contexte, lorsqu’une personne âgée est hospitalisée, elle peut rentrer chez elle plus rapidement car elle est bien entourée. Nous collaborons avec le Lab pour initier des travaux d’envergure, afin d’obtenir un objectif de coût et d’impact pour l’ensemble de ces mesures.

Dans votre étude, on lit également qu’il existe un clivage en fonction des revenus quant à la perception de la place de la fraternité en France. Ainsi, seulement un Français sur deux gagnant moins de 900 euros par mois considère le pays comme fraternel, contre 64% chez ceux gagnant plus de 2500 euros par mois. Comment interprétez-vous ce résultat ?

Laure Célier : Il est peut-être plus facile de ressentir l’existence d’un sentiment de fraternité quand on n’a pas de soucis. Quand tu ne survis pas. Mais il y a un autre chiffre avec lequel ces informations doivent être recoupées. 24% des répondants des catégories les plus pauvres n’osent pas dire qu’ils ne sont pas d’accord, contre 14% parmi les plus riches. Cela devrait nous secouer. Car il s’agit de s’interroger sur la place que l’on accorde à chacun dans la société.

Tarik Ghezali : C’est un déni de l’existence d’une partie grandissante de la population, surtout visible au temps des gilets jaunes. De son côté, la Fondation Jean Jaurès estime qu’un Français sur deux ne se considère appartenir à aucune communauté. Ni local ni national. Les évolutions du monde du travail n’y sont certainement pas étrangères : ubérisation, fin des syndicats… Sans compter la guerre d’attention que mènent les géants du numérique. Ou encore la segmentation des habitats avec les plus pauvres d’un côté et les plus riches de l’autre… C’est une réelle inquiétude, car l’absence de liens entre les peuples alimente les mouvements populistes. Pour exercer son droit à la fraternité, il faut faire partie d’une communauté. ♦

*La Fondation de France – Méditerranée parraine la rubrique Société

et partage avec vous la lecture de cet article*

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