Lorsqu’il meurt le 22 mars 1950, Emmanuel Mounier n’a que 45 ans. C’est un coup de tonnerre bien traduit par Jean Daniel, récemment décédé, en un mot à Jean-Marie Domenach : « Je n’ai jamais eu l’occasion de vous dire ce que Mounier pouvait représenter pour moi et pour tout un groupe d’Alger. Je suis désarmé par la nouvelle accablante de sa mort soudaine. Le même écho, chez tant d’autres comme René Cassin, le cardinal Gerlier, Louis Althusser, Bazaine, Chagall… Il a laissé une œuvre déjà significative et une empreinte très forte sur la pensée et l’action de son temps sous l’horizon de son temps. « personnalité communautaire ».
En des temps d’hésitations intellectuelles et spirituelles, ce personnalisme est encore aujourd’hui une ressource de première grandeur à la fois pour nourrir les existences individuelles et collectives, mais aussi pour trouver philosophiquement une alternative à notre crise civilisationnelle, sans doute encore plus radicale. Les années 1930. La pensée du fondateur du magazine Esprit s’offre encore à nous comme une matrice d’inspirations centrée sur la personne ainsi présentée en 1949 : « Chacun doit d’abord apprendre à se tenir debout. La personne est le pouvoir d’affronter le monde, c’est-à-dire la lâcheté collective. C’est la capacité de se taire, de se recueillir, d’alterner entre la vie intérieure et la vie exposée : c’est le goût du risque, le courage intellectuel, l’assurance irréductible de celui qui sait pourquoi, à la fin, mourir . Autrement dit, c’est un processus de construction qui ne s’achève jamais, un travail de personnalisation utilisé dans tous les domaines.
Primat de l’argent
S’agissant de l’économie, l’originalité de Mounier, face à la crise de 1929, a été d’aller à ses causes les moins visibles, de descendre à ce niveau infrastructurel de la réalité où « le primat de l’argent et du profit trouve sa clef d’explication, le niveau des valeurs d’orientation , le spirituel à ses yeux décisif comme il le dit dans son texte éditorial « Refaire la renaissance » de 1932. « L’esprit seul est la cause de tout ordre et de tout désordre, par son initiative ou son abandon. »
La crise économique est le symptôme de la folie des hommes et d’un système fondé uniquement sur les intérêts individuels, c’est-à-dire sur une règle pratique d’inhumanité. D’où sa dénonciation de « l’importance exorbitante du problème économique, signe d’une maladie sociale. L’organisme économique s’est brusquement propagé à la fin du XVIIIe siècle et, comme un cancer, il a bouleversé ou étouffé le reste de l’organisme. « Le primat du matériel » est constitutif d’un « trouble métaphysique et moral ». Et ceci sur la base de la conviction que « l’économique ne peut être résolu séparément du politique et du spirituel ».
Individualisme dissolvant
Cela nécessite aussi de contenir les effets dissolvants de l’individualisme, qui d’une grande conquête s’est mué en un redoutable cancer pour rendre le vivre ensemble plus problématique que jamais. Mounier se montre impitoyable contre cette « métaphysique de la solitude complète, la seule qui nous reste quand nous avons perdu la vérité, le monde et la communauté des hommes ». C’est tellement pertinent à une époque où l’individu hypermoderne échange et plutôt s’enchaîne sur le mode dominant de prudence, de retenue, ne s’affirmant vraiment que lorsqu’il se détend. La personne, répétera-t-il, avec un comportement solidaire, est avant tout « générosité », présence, engagement, don. Un horizon pour la crise post-coronavirus ?